dimanche 15 mars 2009

Hier, les premières mangues sont tombées dans notre jardin…

Sur la route qui nous menait au festival des Masques et Marionnettes de Markala, il y a huit jours, Oumar nous demanda si nous avions jamais goûté aux mangues muscat ?
– Non, dit Catherine, qui a pourtant la réputation d'être une mangeuse de mangues invétérée.
Je m'amuse depuis des semaines à la voir regarder avec envie les fruits qui mûrissent dans les mangueraies que nous traversons au cours de nos promenades dominicales. Elle s'impatiente. C'est que la saison des mangues est pour bientôt.
– La mangue muscat, dit Oumar, même éloigné de dix mètres du plat où l'on a épluché le fruit, on en respire encore le parfum. Il attire le mangeur comme la fleur attire l'abeille butineuse. A lui de porter la première tranche à sa bouche et de la laisser fondre en fermant les yeux. La texture de la chair se défait alors doucement sur la langue, l'arôme se développe sur le palais et, comme on souffle doucement par les narines l'air que l'on a retenu un instant, le parfum gagne la tête entière et fait frissonner la peau. Le parfum intense, profond, du muscat.

Hier, les premières mangues sont tombées dans notre jardin. Catherine les a ramassées et a vite épluché son premier fruit. Je me suis amusé de la voir mordre sans tarder sa chair odorante. Le jus se répandait sur ses doigts qu'elle suçait. J'ai mordu à mon tour la chair brulante du fruit, suspendu il y a un instant encore en plein soleil. Le parfum en était fort, comme si l'ardeur du soleil l'avait chargé d'une énergie sensuelle qui se délivrait en un instant dans ma bouche.

A midi aujourd'hui, notre dessert était fait d'une coupe pleine de mangues fraiches.

J'ai voulu reprendre ce blog interrompu un mois durant par l'évocation d'une saveur. C'est que j'avais quitté Bamako pour un aller-retour en France d'une quinzaine de jours. Je quittai Bamako par 38° ; j'arrivai à Paris sous la neige ; je retrouvai la chaleur intacte à mon retour. Elle s'essayait même à dépasser les 40° pour nous préparer aux excès à venir en avril et en mai. Une succession de chocs trop rapide sans doute pour laisser les mots prendre place sur la page. Le goût des mangues m'y ramène, avec aussi l'attente du goût inconnu de la mangue muscat.

lundi 26 janvier 2009

Oumar, les termites et le dankun des donsos

Il faut un siècle pour faire un poète comme mon ami Oumar.
Oumar est ingénieur des Ponts. Il a fait sa thèse sur les termites à qui il voue une admiration communicative.
Les termites stabilisent à 30° la température à l’intérieur de la termitière. Dès que la température s’élève, elles pratiquent des ouvertures pour ventiler. Pour se déplacer en plein soleil, elles construisent des routes abritées. Elles vont chercher l’eau dans le sous-sol, couramment jusqu’à dix mètres de profondeur, mais dans certaines zones désertiques elles descendent jusqu’à soixante mètres.
Pour ce qui est de la nourriture, tout leur est bon. Elles sont capables de tout recycler.
Les termitières géantes peuvent s’élever à dix mètres de haut.
C’est le plus vieil insecte vivant de la création. Il est parvenu à se reproduire à l’identique jusqu’à aujourd’hui, sans altération.
On ne peut pas en dire autant de l’homme.

On est loin de tout savoir sur les termites, ni de tout expliquer.
Ainsi exécuteraient-elles un étrange rituel au cours duquel on les voit tourner en dansant autour de leur reine, toujours dans le même sens.

Oumar apporta un jour un morceau de carton ondulé à une grande entreprise européenne. Un matériau ininflammable, hydrophobe, pratiquement indestructible.
– C’est quoi ? lui demanda le labo de recherche qui aurait voulu en faire autant.
Il expliqua que ça provenait d’une termitière.
Les termites avaient réussi cette opération à froid, sans apport énergétique extérieur, par un procédé purement organique.
– Combien dureraient les recherches pour reconstituer le processus ?
Oumar, honnête, fixa la durée à quinze ans. Trop long pour le labo et son groupe. A regret, on lui dit non. Lui même abandonna la piste…
* *
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Mais la piste l’amena un jour à Jean Rouch, ou plutôt, c’est Jean Rouch qui fit la route jusqu’à lui. Comment apprit-il l’existence de la thèse ? Oumar n’en sait rien. Un jour, Jean Rouch demanda à l’un de ses adjoints maliens du Musée de l’homme s’il connaissait un certain Oumar Maïga ?
– C’est mon cousin, dit l'adjoint.
Au Mali, tout le monde est cousin, mais là, c'était vraiment son cousin.
– Donne moi son numéro, demanda Jean Rouch.
Il appela aussitôt Oumar à Bamako. Il voulait rencontrer Oumar. Il viendrait bientôt.
Ils se rencontrèrent et Jean Rouch alla tout de suite droit au but. Il fallait faire un film sur les termitères. Il aiderait Oumar. Il lui parlait en camarade, comme un ancien à un jeune ingénieur T.P. . Il lui dit par exemple :
– Bien sûr, tu connais…
Il s'agissait d'une équation mathématique qui permet de construire les virages des routes. Bien sûr, Oumar connaissait. Jean Rouch en fit une parabole sur la façon de tourner à droite et à gauche dans la vie tout en allant tout droit.
Curieusement, il parlait toujours du cousin de Oumar, pourtant plus vieux que lui, en disant : “ton neveu”. Il ne voulut jamais convenir que c'était son cousin.
Oumar le retrouva à Paris. Rendez-vous dans un petit café où Jean Rouch l’attendit pour commander son petit déjeuner, lui qui n’attendait jamais personne, fut-ce un ministre.
Puis il l’emmena au musée de l’homme où il lui offrit plusieurs cassettes vidéos de ses films, dont un racontait une chasse à l’hippopotame.
Il entraina Oumar tout en haut de la tour Eiffel. Là, il le présenta au gotha de la télévison française de l'époque :
– Voilà quelqu’un avec qui il faut faire un film sur les termites, leur dit-il.
Dans sa bouche, cela avait valeur d'un ordre. Oumar sentit qu’il serait suivi d’effet.
Mais Jean Rouch mourut en 2004, ou, à tout le moins, il passa sur l’autre rive. Le film ne se fit pas.
En écoutant Oumar chuchoter en tournant un glaçon dans son verre avec son doigt, je comprends ce que fut pour lui la perte du vieil homme. Jean Rouch l’avait traité en camarade, comme un pair. Pensez, un ingénieur des Ponts, comme lui, et de Bamako, attiré lui aussi par les sciences humaines (science molle), avec une approche scientifique (science dure), mais ouvert sur tout ce qui, justement, échappait encore à la science...
Son “neveu”, qui était donc son cousin, lui dit que jamais il n’avait vu Jean Rouch traiter quelqu’un comme il avait traité Oumar, certainement pas lui en tout cas, qui n’était qu’ethnologue (science molle)…
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Les donsos – les chasseurs – ont un rapport étroit avec les termitières. Youssouf Tata Cissé me l’avait expliqué à Paris. La présence d’une termitière est indispensable dans chaque dankun (le lieu où les donsos organisent leurs cérémonies, un triangle formé par trois chemins). C'est le ton son, le sacrifice et l’offrande à la termitière.
« Pour les chasseurs plus que pour tout autre Mandingue, le dankun est le lieu sacré par excellence : il est « la tête, le commencement de la brousse », et le siège de l’esprit des ancêtres les chasseurs, Sânin et Kontron ; et c’est là que se déroulent les grands rituels de la chasse. » écrit Youssouf, d’après Karifa-Nyènèn Traoré (La confrérie des chasseurs…, p. 71)
– Il est très rare de trouver une termitière à la croisée de trois routes, me dit Oumar. Si rare que, si on en découvre une, il faut y construire aussitôt un dankun.

Youssouf Tata Cissé, lui aussi, a contacté un jour Oumar.
– Tu aurais du venir me voir pour ta thèse, lui dit-il. Je t’aurais aidé.
Ils ont parlé des heures dans le petit appartement de Youssouf, avenue Péreire. Oumar évoque ce moment avec émotion. Tous ces livres partout, ces papiers en désordre, ces bandes magnétiques, ces trésors de mémoire. La bouteille aussi du « marabout cognac », et son rire, énorme, avec une voix de basse qui vous remue l’âme.
– Youssouf, me dit-il, a vu que je savais beaucoup de choses. Alors il a décidé de m’en apprendre beaucoup.

Important pour Oumar que je connaisse Youssouf. Comme si j’étais porteur d’un message qui arriverait à lui par un chemin inattendu, sans doute à un moment où il n’est plus sûr de rien, ni du Mali, ni des termites, ni de lui même.
Sans être lui-même un donso, il en connait bien les coutumes. Ainsi sait-il que celui qui rejoint la confrérie devient l’élève de ceux qui l’y ont précédé, quelque soit son âge ou son rang social. Étrange coutume dont l'aspect démocratique lui plait. Le maître reste pour toujours le maître de son apprenti, mais il se doit de lui enseigner son savoir. Et quand l’apprenti saura, le Maître le libèrera. Mais pour toujours, symboliquement, il demeurera son maître.

Un donso avec qui Oumar avait partagé son savoir sur les termites, lui dit un jour :
– Tu m’as beaucoup appris, Oumar, et je t’en remercie. A mon tour de t’enseigner quelque chose. Sais-tu comment nous avons appris à soigner les morsures de serpent ? En observant les serpents. Les anciens constatèrent que deux cobras ne se battent que pour la domination d’un territoire, pas pour tuer. A l’issue d’une bataille, le vainqueur va toujours chercher une certaine herbe et revient en la tenant dans sa bouche pour la déposer sur la blessure du cobra vaincu. Et ça le soigne. Alors, les donsos sont allés chercher cette feuille et c’est comme ça qu’ils ont appris à soigner les morsures de cobra.
Tous les secrets des donsos viennent de l’observation intense de la nature.
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Magie mystérieuse des rencontres : quelques semaines plus tard, Oumar et Youssouf se sont retrouvés par hasard à Bamako. J'étais absent. Youssouf était lui-même sur le départ, mais il devait revenir bientôt.
Rendez-vous pris, bien sûr, pour une réunion entre compères.

vendredi 23 janvier 2009

Bienvenue chez Quadru

Et voilà. Il fallait bien qu'un jour, à mon tour, je tombe dans le blog. Drôle de potage. La planète entière blogue. Mes amis bloguent. Mes enfants bloguent. Alors, je blogue à mon tour.

Je vous écris de Bamako où il ne fait pas chaud du tout. Quelque chose comme une quinzaine de degrés, alors que je m'étais habitué au 30° Bamako standard. Une amie assistante technique a protesté hier soir qu'elle n'avait tout de même pas signé son contrat pour avoir froid !
Remarquez, on voit tout de suite que les Maliens ne sont pas habitués, eux non plus. Ils sont emmitouflés dans tout ce qu'ils trouvent, anoraks polaires ou turbans, pulls enfilés les uns sur les autres, ou même manteaux. Bon, ils ne portent pas de gants, mais il ne faudrait pas beaucoup insister, car la main qu'ils vous tendent est souvent gelée quand on la serre.

Dans le nord, quatre touristes ont été hier capturés au Niger alors qu'ils revenaient du festival de Tombouctou. Nous, justement, on avait renoncé à nous y rendre cette année. Pas pour des raisons de sécurité (nous étions inconscients), mais c'était trop loin et trop cher. Déjà deux diplomates canadiens et leur chauffeur sont au main des rebelles. Une antenne vient de s'installer à Bamako dans la maison d'un de nos amis. La rumeur publique bruisse de paroles sévères contre ces narco-terroristes touareghs. Mais qui sont-ils vraiment ?

Nous revenons d'une longue virée en pinasse à moteur sur le fleuve Niger où nous sommes remontés de Ségou à Mopti, 310 kilomètres d'émerveillement. Le paysage semblait défiler de part et d'autre, berges cultivées, villages d'agriculteurs, troupeaux de centaine de bœufs à l'étonnant profil, car ils ont une boule de graisse saillante sur l'avant-dos. Des pêcheurs, tous de l'ethnie Bozo, les maîtres de l'eau, s'activaient dès l'aube en jetant leurs filets d'un beau geste cent fois répété. De loin en loin, ils avaient dressé des campements provisoires sur les bancs de sable mis à nu par la décrue du fleuve. Il les abandonneront lorsque reviendra la saison des pluies et que les eaux remonteront.

Emerveillés, mais gelés, car partis de Bamako par une agréable chaleur, nous n'avions pas même emporté un pull ou un coupe vent. La première nuit fut un peu difficile sans duvet. Catherine et moi nous nous serrions l'un contre l'autre pour nous tenir chaud sous la mince couverture que nous avaient fourni nos convoyeurs. Autant vous dire que nous avons dormi tout habillé la nuit suivante.

Mais le spectacles des milliers d'oiseaux, aigles pêcheurs, hérons cendrés et hérons blancs, vanneaux, martins-pêcheurs, cormorans et tisserands venus tenir compagnie aux boeufs, tout nous faisait oublier la nuit trop fraiche et préférer le souvenir de la lumière du soir.
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Je m'arrête pour aujourd'hui, en vous promettant un "A suivre" savoureux : l'histoire d'un maçon architecte qui construisit la mosquée du village de Diafarabé en 1997 et ne lui survécut pas.